
Un album de 116 dessins au lavis représentant des paysages et signé C:D.Boug.
La SAN vient de recevoir en dépôt un rare carnet de 116 dessins de paysages associé aux peintres namurois Bouge. Ce carnet a pu être acquis par le Fonds Pierre-François Tilmon (Fondation Roi Baudouin) auprès de la salle de vente parisienne Artcurial grâce à l'intervention de monsieur Pierre-Yves Kairis, spécialiste reconnu dans le domaine de la peinture régionale des 17e et 18e siècle. Ce dernier ayant rassemblé une riche documentation sur cette dynastie d’artistes, il a immédiatement souligné l’intérêt de ce carnet pour la connaissance de la production artistique namuroise pour cette époque en lien avec, notamment, l’artiste Jean-Baptiste Juppin - dont la Fondation SAN possède par ailleurs plusieurs tableaux et un carnet de dessins.
A la demande de la Société archéologique de Namur, le chercheur liégeois a eu la gentillesse de transmettre un dossier étayé en vue de sensibiliser les membres du Fonds Pierre-François Tilmon géré par la FRB à l’importance de cette acquisition.
Cet album de 18 cm de haut sur 28,5 de large comporte 59 folios avec 116 dessins de paysage au lavis rehaussé de gouache. Le revers de la couverture porte d’intéressantes quoiqu’incertaines indications anciennes sur l’attribution de ces croquis.
Dans sa graphie, cette inscription semble remonter à la fin du 18e siècle. Les deux lignes ici transcrites en italique me semblent d’une autre main, sans doute un peu plus tardive. Je les décrypte ainsi : « 116 desseins / Prix Cinq Louis / Peisages inventé / et fait par M. C : D. Boug [avec un trait à la fin du nom représentant sans doute une abréviation] / fameux pintre en peisages / qui a fait les belles peintures des Choeurs / des Eglises de St. Paul et St. Jacques a Liége [deux lignes biffées] / apartenant a trokay peintre ».
Les quelques dessins reproduits dans le catalogue en ligne montrent des paysages classicisants assez simples qui pourraient illustrer, en dépit de la mention « Peisages inventé », des croquis pris sur le vif, par exemple au cours d’un voyage en Italie. Ces paysages apaisés ne manquent pas de charme. Ils s’inscrivent dans le sillage des paysages dit franco-romains qu’ont illustrés des peintres comme Nicolas Poussin, Gaspar Dughet, Claude le Lorrain, l’Albane ou le Dominiquin. Le plus illustre représentant de ce genre dans nos régions fut Jean-Baptiste Juppin (1678-1729), actif à Namur puis à Liège. Très peu d’oeuvres de ce courant en nos régions peuvent être attribuées et cet album s’avère tout à fait unique en son genre dans le contexte du bassin mosan.
Aucun peintre répondant au nom de C. D. Boug n’est connu à ce jour. L’abréviation indiquée à la fin de la mention « Boug » donne à penser qu’il s’agit d’un peintre du nom de Bouge.
Ferdinand Courtoy a répertorié quatre peintres « Bouge » ou « de Bouge » à Namur entre la fin du XVIe et le début du XVIIIe siècle, mais aucun dont les initiales du prénom correspondent à C. D.
À la charnière du 16e et du 17e siècle, on trouve le premier peintre de ce nom, Philippe, époux d’Anne de Larmoyer. On ne connaît à peu près rien à son sujet. Son fils André (1601-1667), époux de Bastienne Royer puis de Marie-Théodore de Stapleaux, est le plus connu de cette famille. Son nom a traversé les siècles pour avoir été le premier maître du jeune Nicolas La Fabrique (1649-1733), au début des années 1660. Il eut plusieurs autres élèves qui se rendirent en Italie, mais leur nom est inconnu. Deux dessins de paysage des collections artistiques de l’université de Liège lui sont attribués sur la foi d’une inscription « Bouge de Namur fecit » au revers. Ces mentions sont de la main du grand collectionneur liégeois Henri Hamal, ancien chanoine de la cathédrale Saint-Lambert (1744-1820). Notons que Hamal n’a pas précisé le prénom de l’artiste et que l’attribution traditionnelle à André se fonde sur le fait qu’il s’agissait du seul peintre du nom de Bouge qui était alors connu... Le Musée des Beaux-Arts de Verviers conserve le seul tableau attribué à ce même André Bouge : un petit Paysage orné de rochers et d’un cours d’eau (inv. Ren-1886-080 ; objet IRPA n° 10105255 dans BALAT). On ignore l’origine de cette attribution, qui remonte au XIXe siècle et qui ne doit guère être plus solide que celle des dessins de l’ULg.
André eut trois fils, dont deux ont fait une carrière de peintre : François et Toussaint, qui s’installa à Cologne. Notons qu’on ne ne sait rien de ce Toussaint ; il n’est même pas répertorié dans l’ouvrage de Johann Jacob Merlo, livre référence sur les peintres anciens de Cologne.
François est mieux connu. J’ignore ses dates de naissance et de décès, mais je trouve des mentions de lui entre 1658 et 1702. A moins que la mention ne se rapporte à l’un de ses frères, il est mentionné comm filleul du peintre namurois Florent du Rieu († 1660/1663). Dans un poème intitulé « Le Rendez-vous des bons amis Burlesque », Florent du Rieu évoque son passage dans l’atelier de son ami André Bouge. Il précise que celui-ci travaillait comme paysagiste en compagnie de son fils. François dut avoir une certaine renommée puisqu’il livra, en 1664, dix paysages à l’église de l’abbaye de Waulsort, à l’époque de sa vaste rénovation par les soins de l’abbé Placide Le Roy.
À l’instar de La Fabrique et de Juppin, ce peintre de Namur se transporta à Liège, mais on ne sait à quelle date. C’est là qu’il signa, en 1694, la supplique par laquelle les peintres locaux réclamaient du prince-évêque Joseph-Clément de Bavière des mesures de sauvegarde à l’encontre des marchands étrangers venus écouler illégalement leurs tableaux à Liège. Ce qui montre que François de Bouge était bien intégré parmi les peintres locaux. Un document d’archives figurant dans les minutes d’un notaire liégeois indique que le peintre François Bouche – sans aucun doute une variante pour Bouge – s’engagea, le 30 juin 1702, à fournir trois paysages à un certain Edmond Pellier si celui-ci acceptait d’héberger chez lui les soldats qui jusqu’alors habitaient chez le peintre.
François de Bouge s’identifie vraisemblablement au paysagiste Jacques Bouche qui, au dire d’Henri Hamal, était enterré dans l’église de la Madeleine à Liège. Hamal ne situe pas ce peintre dans le temps et on ne connaît aucune mention d’archives à son sujet. Ainsi qu’il ressort du catalogue de la vente posthume de la collection dudit Hamal, ce dernier possédait plusieurs paysages de ce peintre. On en relève également à la vente après-décès du peintre liégeois Pierre-Michel de Lovinfosse. Des tableaux d’un peintre « Bouché » sont également signalés dans le testament du chanoine de Saint-Lambert Jean-René de Neufcourt daté du 5 novembre 1709. Divers tableaux attribués à ce Bouche ou Bouché figurent dans des collections liégeoises du 19e siècle. Au vu des fréquentes confusions (notamment de prénoms) dont se rend coupable Hamal, j’ai le sentiment que ce peintre liégeois Bouche ou Bouché se confond avec François (de) Bouge. Il semble avoir été un des principaux peintres paysagistes de Liège en son temps.
Notons au passage que le peintre François de Bouge était sans doute parent avec un architecte et sculpteur namurois homonyme.
La mention ajoutée d’une autre main sur le revers de la couverture de l’album de dessins et indiquant que leur auteur a exécuté les peintures du choeur de la collégiale Saint-Paul et de l’abbatiale Saint-Jacques à Liège complique les choses.
Par les archives, on sait que c’est le paysagiste liégeois Jean Dumoulin (mentionné entre 1673 et 1690), à l’origine d’une importante famille locale de peintres de paysage, qui orna le choeur de Saint-Paul de quatre grandes toiles, en 1687. Ces paysages restèrent en place jusqu’en 1817. De cet artiste, on ne connaît avec certitude qu’une gravure inspirée par l’une de ses compositions. Je propose de lui attribuer, mais avec beaucoup de réserve, un tableau de 1693 acquis par l’Institut archéologique liégeois en 2011 et conservé au Grand Curtius à Liège : une Allégorie de la nomination des bourgmestres de Liège Vincent Du Moulin et Jean-Maximilien de Bounam.
Selon l’inventaire des monuments de Liège à la fin du XVIIIe siècle rédigé par le même chanoine Hamal, c’étaient quatre grands tableaux sur le thème de la vie de saint Jacques et de saint Benoît qui ornaient le choeur de Saint-Jacques. On devine en effet des scènes historiques sur une vue du choeur de cette église peinte en 1845 par le Français Jules-Victor Génisson (tableau de collection privée allemande). Hamal attribuait les deux Saint Jacques à Jean-Baptiste Coclers (1696-1772) et les deux Saint Benoît à Pierre-Paul Delcloche (1716-1755), mais les attributions proposées par Hamal sont souvent sujettes à caution…
Quant à la mention d’appartenance de l’album de dessins à un peintre Trokay, elle ne se réfère à aucun peintre connu de ce nom, à Liège ou ailleurs. La consonnance du nom est toutefois bien liégeoise, renvoyant à un quartier de la commune de Flémalle.
De toutes ces informations, il ressort que les inscriptions figurant à l’entame de l’album mis en vente par Artcurial sont malaisées à interpréter, vu leurs discordances. Elles témoignent vraisemblablement de diverses confusions.
On peut toutefois raisonnablement considérer que le nom d’auteur indiqué, pour autant qu’il soit fondé ce dont on ne peut juger présentement, renvoie à un peintre de la famille des paysagistes namurois Bouge – je ne crois guère à un lien avec le cartographe bruxellois Jean-Baptiste de Bouge (1757-1833).
Au vu du style des croquis, que je suis tenté de les situer dans la première moitié du XVIIIe siècle (mais cela reste à vérifier), les fils d’André Bouge pourraient constituer de sérieux candidats. Le lien établi dans l’inscription avec des peintures réalisées à Liège, même si les attributions sont douteuses voire erronées, renvoie plutôt à François qu’à l’obscur Toussaint. Reste qu’il y eut peut-être d’autres peintres namurois du nom de Bouge qui restent à identifier.
Le carnet a rejoint les collections du Cabinet des dessins et estampes de la Fondation Société archéologique de Namur.